ANALYSE SYSTÉMIQUE ET ACTION PUBLIQUE, SESSION 6 DU 1ER DÉCEMBRE 2022

Lors de cette séance dont la participation a été perturbée par les grèves dans les transports en communs, nous avons exploré ce que l’analyse systémique de l’école de Palo Alto pouvaient apporter à l’action publique. A quoi ça peut servir concrètement ? Est-ce que cela peut aider à re-politiser les labos ?

QU’EST-CE QUE L’ANALYSE SYSTÉMIQUE ?

La matinée a commencé par un temps d’apport d’Emmanuel Bodinier qui s’est formé il y a quelques années auprès de l’Institut Gregory Bateson à Lièges. Il existe une abondante littérature donc il s’agit plutôt d’une sensibilisation à l’approche que d’un exposé complet.

L’analyse systémique n’est pas une méthode mais une conception du monde qui implique une certaine manière d’agir. L’exposé se fait à partir de 5 grandes idées :

1. Un système se définit par trois principes : totalité, homéostasie, équifinalité

Le principe de totalité énonce que le tout est plus que la somme des parties. Quand la méthode cartésienne cherche à décomposer un système pour le comprendre, la méthode systémique cherche à comprendre pourquoi est-ce que le système se maintient en place de manière stable (ex : la température du corps humain ne s’explique pas en comprenant comment chaque organe se comporte mais leur interaction).

Le principe d’homéostasie énonce qu’un système cherche toujours à revenir à un état stable. C’est le principe du thermostat. Quand la température descend trop bas (état limite), le radiateur se remet en route jusqu’à la température initiale (état stable). Donc quand on cherche à changer un système, des forces contraires se mettent en place. Pour pouvoir changer d’état du système, il faut dépasser l’état limite. C’est souvent vécu comme une crise. Remarque : si la crise peut générer de la souffrance, un état stable peut en générer aussi. Une organisation peut être dysfonctionnelle et homéostatique. Il arrive parfois que des changements de systèmes se fassent sans crise (ex : délibération sur les modes de transports à AequitaZ en se fixant de nouveaux objectifs pour réduire l’empreinte carbone collective en se dotant d’un dispositif de suivi des émissions).

L’équifinalité est la qualification de la valeur du système stable. C’est la valeur vers laquelle le système converge. Exemple : dans un groupe d’humains en 2022 en France, les hommes prennent plus la parole et plus longtemps que les femmes (sauf si on met en place de nouvelles règles au système d’interaction et cela peut commencer par énoncer cette vérité sociologique qui est passée sous silence). Autre exemple : le fait de consulter un lab systématiquement trop tard pour trouver des solutions à un problème latent (le process n’est pas pensé et posé en amont ou ses règles ne permettent pas son activation suffisamment tôt)

La question est donc : qui définit le système ? Est-ce que les non-humains en font partie (la flore dans des projets de construction humaine ? Est-ce que les milieux en font partie ? Silvère présente l’expérience de la MEL avec son projet de « gardiennes de l’eau » où sont pris en compte différentes représentations de l’eau et de ses formes. Le système peut devenir très très large et rendre impuissant puisque nous sommes toutes et tous interdépendants.

 

2. Pour résoudre cette difficulté, c’est le problème qui définit le système pertinent. En analyse systémique, un problème se définit de manière précise. Tout le monde a des difficultés mais un problème c’est une difficulté qui nous bloque concrètement, qui nous empêche de vivre et d’avancer et pour lequel on est prêt à bouger pour que cela change. Cela suppose de dépasser la plainte et la gêne. En systémie, pour qu’une difficulté soit un problème, il faut réunir 4 principes :

  • Le problème est défini par et avec la personne qui vit la situation de souffrance qui l’amène à vouloir changer. Une personne qui n’est pas contente d’une situation et qui est prête à faire quelque chose pour cela. Cela crée souvent des écarts entre le problème perçu d’en haut et d’en bas dans une administration. L’absentéisme peut être considéré comme un problème par la direction alors que ce n’en n’est pas un du côté des agents mais plutôt une manière de répondre à un problème invisible d’en haut.
  • Le problème est concret. On doit faire attention aux mots ou expressions valises (« les gens ne participent pas », « il y a une mauvaise ambiance dans la direction », « on n’y arrive pas »…) pour être le plus précis possible. Si le problème disparaissait, à quoi on le verrait concrètement ? Qui vit quoi exactement ? Dans quelles circonstances ? Quels lieux ?
  • Le problème est actuel : on ne peut pas régler des problèmes du passé ou du futur. Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’une situation insatisfaisante devienne insupportable ? Qu’est-ce qui doit changer maintenant pour que le futur change ? En systémie, le passé n’explique jamais entièrement le présent. Il peut l’éclairer en partie. Dans une situation managériale, c’est le cas du chef qui est parti et dont on poursuit la stratégie.
  • Le problème est interactionnel. Il ne vient jamais d’un seul acteur mais d’une interaction entre acteurs. Donc le problème ne peut être attribué à une personne mais à la manière dont le système interagit avec cette personne. Face à des comportements toxiques comme des remarques sexistes au sein d’une direction, comment est-ce que cela réagit ? Le silence ? La fuite ? Les rires ? La colère d’une seule personne et le regard fuyant des autres ? C’est l’interaction stérile qui est le problème et pas la personne elle-même.

Une fois qu’on a un problème, on peut définir le système qui le maintient en place.

 

3. Mais pour bien le comprendre, il faut savoir lire les feed-back (rétroactions d’information en provenance du système). Le feed-back c’est l’information qui structure les différents éléments du système entre eux et qui va faire que le système se maintient en place. Par exemple, le fait de se taire est en soi une information qui va être interprétée comme un soutien par une des parties.

On définit classiquement deux types de feed-back : ceux qui sont positifs non pas au sens moral mais au sens où il augmente l’écart avec l’équifinalité (le point de stabilité du système) et ceux qui sont négatifs au sens où ils réduisent l’écart avec l’équifinalité et contribuent à la stabilité. Exemple : plus je me tais, plus ce sont toujours les mêmes qui prennent la parole et les décisions. Le feed-back de « se taire » est négatif au sens où il contribue à une stabilité du système.

Remarque : on ne peut pas ne pas communiquer. Se taire est en soi une information.

 

4. On peut distinguer les changements dans un système (changement de type 1) et les changements de système(changement de type 2). Si on prend une organisation comme la CAF, le fait de proposer à une assistante sociale d’animer un groupe d’allocataire au RSA ne modifie pas l’organisation du pouvoir à l’interne – centré sur la direction. C’est un changement de type 1. Si on modifiait la composition du conseil d’administration, on aurait plus de chance d’atteindre un changement de type 2 où des allocataires pèsent sur la direction. Mais ce n’est pas certain non plus. Cela peut être cosmétique…

Cette distinction existe aussi entre design incrémental qui ne change pas les caractéristiques de l’objet et design de rupture qui le fait.

Changement de type 1 ou de type 2 ne dit rien de ce qui est souhaitable. Cela se lit sur une autre grille que l’analyse systémique. Une grille d’analyse politique comme celle par exemple proposée par Michel Foucault dans son article L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté où il distingue les rapports de pouvoir qui existent entre des êtres libres et les états de domination qui bloquent la capacité des êtres. La vie de couple n’est pas la même chose dans une société où l’on n’a pas le droit de divorcer, où l’homosexualité est considérée comme un crime, où les femmes sont déclarées soumises à leur mari que dans une situation d’égalité de droits. Ce qui n’empêche pas des « rapports de pouvoirs » d’exister.

 

5. Nos responsabilités sont communes et différenciées. Si on utilise l’analyse systémique dans les labs, on doit conserver un cadre moral et politique d’analyse qui affecte la responsabilité des changements sans nier les inégalités de pouvoir. La notion de « responsabilité commune et différenciée » a été utilisée dans les négociations climatiques pour indiquer que tout le monde doit prendre en compte les émissions de CO2 mais que les pays riches sont plus responsables que les pays pauvres.

On ne peut pas attribuer la responsabilité de transformer un système de manière égale alors que le pouvoir, l’information, l’accès aux ressources est inégal. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’a pas de pouvoir du tout. On a au moins celui de nommer cette situation.

Aux labs de définir ce qui relève de leur responsabilité et ce qui n’en relève pas. C’est ok de ne pas répondre à tous les problèmes ou de définir leur propre rôle sans prendre toute la responsabilité de la transformation. Cette définition du périmètre de responsabilité est primordiale.

 

QUELS ÉCHOS AVEC LA VIE DES LABS ?

Après un travail en petits ateliers, nous avons relevé un certain nombre de points qui posent question. D’abord, dans quelle mesure confier un problème au lab déresponsabilise le reste de l’institution ? Une fois que tu as la patate chaude, tu deviens le porteur du problème aux yeux des autres. Et à toi de trouver la réponse alors que ce n’est pas forcément le lab qui a les moyens de le changer. Il faut donc bien négocier un cahier des charges où c’est la direction qui a le problème qui reste le pilote. « On travaille avec eux en mode influence et pas en mode projet ». Mais dans une commande descendante, on n’y arrive pas et c’est parfois difficile à refuser.

Autre dimension : le fait de confier un travail à un lab peut venir empiéter sur le périmètre d’une autre direction qui est un système avec ses propres frontières Quand on pose le problème de la configuration d’un espace avec d’autres acteurs (les usagers, des avocats, d’autres agents….), cela peut créer des tensions. Il faut alors réussir à nommer les problèmes politiques sous-jacents comme des conflits entre directions qui ne sont pas directement le problème sur lequel on devait intervenir au départ. On se met à travailler sur le système lui-même et pas sur l’enjeu mobilier. Le fait d’avoir des alliés dans le sérail pour nous informer, décrypter les jeux permet d’avoir des appuis.

La responsabilité commune et différenciée est utile car on a parfois tendance à se limiter dans notre champ d’action alors qu’on peut aller chercher ailleurs et plus loin des alliés. L’un des enjeux c’est d’arriver à s’agglomérer avec d’autres sous-systèmes pour faire basculer le système qui nous pose problème. A l’intérieur d’une collectivité où des non-fonctionnaires tournent toutes les années et demi, comment agir ? Pour rassembler, cela prend du temps.

Autre réaction : n’est-ce pas une manière de trop intellectualiser et au final de déresponsabiliser ? « Moi, mon moteur c’est la révolte, la colère. Si je dois tout analyser de manière distanciée, je n’ai plus ce moteur ». Si la colère est un moteur puissant, où nous conduit-il ? Pour la guider sans l’éteindre, l’analyse partagée est intéressante. Cela permet de savoir où placer notre énergie de changement et de la déclencher au bon moment.

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Intermède.

Avant de reprendre, on a réalisé un jeu corporel qui peut être analysé avec la théorie de la communication. On se réunit par deux avec un rôle : un guide et un aveugle. Le premier est responsable de la sécurité du second pour ne pas se cogner. Quand on est aveugle, on ferme simplement les yeux. Cela se fait sans objet (foulard…). Dans le jeu, le guide ne peut communiquer qu’avec un seul doigt. Le processus se déroule en trois temps successifs. Dans le premier, l’animateur propose 4 codes pour avancer, reculer, tourner à gauche et tourner à droite. Chacun des binômes les expérimente. Dans un deuxième temps, les binômes sont invités à inventer de nouveaux codes toujours sans parler pour se baisser, tourner la tête, ouvrir la main… comme ils le souhaitent. Dans un troisième temps, le guide a un projet pour l’aveugle mais ne peut lui faire partager son projet toujours qu’avec son doigt uniquement : écrire, s’assoir sur une chaise, ouvrir une porte… On inverse les rôles à chaque phase.

Ce jeu permet de ressentir très concrètement les différences d’information entre acteurs d’un même système. Il est également très intéressant pour discuter du feed-back et de sa lecture. Enfin, il peut aussi servir à évaluer la différence entre l’intention que l’on partage souvent très implicitement et l’action proprement dite qui s’en éloigne.


LE CAS DU LAB EN MILIEU HOSPITALIER

Marie Coirié présente la situation du lab-ah. Elle y travaille depuis 6 ans. Le soin est un secteur particulier où la communauté médico-soignante et paramédicale ne livre pas facilement les problèmes liés au cœur de métier. Au départ, le lab a donc commencé par des questions annexes avant d’être connu et apprivoisé.

Il y a deux ans, une médecin chef a proposé une question avec une bonne envergure : la prévention du recours à la contention et à la chambre d’isolement. De manière factuelle, la contention est un soin qui est prescrit quand il n’y a pas d’autre solution. La contention et l’isolement sont des enveloppes physiques qui permettent aux personnes de se rassembler et d’éviter de se blesser ou de blesser les autres..

Cette médecin a proposé de fermer une chambre et de la réouvrir sous une autre forme comme un espace de prévention des situations de crises . Cela nous a permis d’investir le champ de l’apaisement. Le fait qu’une médecin propose ce sujet rend le lab légitime à travailler sur ce projet depuis mai 2020.

On a commencé par une revue de littérature sur les outils de prévention des crises. La décision de fermeture de la chambre d’isolement  a eu des conséquences sur l’organisation des soins car le passé asilaire marque toujours les réflexes des soignants, notamment à travers une certaine culture de la surveillance. Entre temps, plusieurs décrets ont enjoint les hôpitaux à réduire l’isolement et trouver des alternatives sans les nommer. Cela ouvrait la voie à d’autres expérimentations puisque c’est entrain de devenir une politique nationale.

On a travaillé à définir avec les professionnels du service ce que pourrait être  cette nouvelle forme alternative en se donnant des critères : la porte reste ouverte ; il n’y a pas de lit car ce n’est pas une chambre ; on peut y aller librement seul ou à plusieurs ; l’accès est libre tous les jours jusqu’à 23 heures ; le lieu est expérimenté avec une équipe volontaire qui se forme au fur et à mesure.

L’espace d’apaisement a été travaillé pour répondre aux besoins de la personne et prévenir les crises : lumière, posture corporelle, travail avec un designer sonore, possibilité de mettre des images au mur, de s’exprimer par des dessins, des mots, écrits sur un mur ardoise.

Le projet est comme un plaidoyer pour inverser les formes de soins en allant vers le projet des patients. Il prend maintenant l’aspect d’une charte documentée qui doit servir de base aux services pour se poser des questions sur la manière dont un espace ouvert peut répondre au mieux à leurs besoins et objectifs. Chaque équipe peut bâtir son projet de soin mais il a fallu définir un socle partagé: l’espace ne peut pas être fermé et il n’y a pas d’injonction à y aller.. Ensuite, les modalités thérapeutiques sont laissées aux équipes qui restent force de proposition.

Une évaluation clinique a été lancée et servira aux autres services intéressés. Le feed-back des soignants est très important mais aussi des usagers partenaires puisque c’est un type d’espace qui n’existe pas en tant que tel. On est alors rattrapé par les représentations de ce qui existe déjà.

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L’idée d’appliquer l’analyse systémique au cas du Lab-AH n’a pas été possible car Marie n’avait pas à proprement parlé de problème mais des difficultés : l’appropriation de l’espace par la communauté médico-soignante, la diffusion de la charte par la direction support, le maintien d’un caractère évolutif au projet pour contrer une logique de catalogue, la dimension contre-culturelle dans un monde hospitalier très normé…

Si on peut se sentir interpellé comme citoyen par un modèle de soin sous contrainte (comme le suggère Jacky), en tant que responsable d’un labo, on ne réagit pas forcément de la même manière. Doit-on se limiter à la posture de méthodologue demande Léa ? Comment travailler sur l’acceptabilité des soins demande Aura ? A quel titre est-ce que l’on peut agir quand on est devant une situation de domination ?

Au-delà, sur une question où nous sommes toutes et tous concernés comme le dérèglement climatique, comment trouver notre propre concernement ? Silvère cite les questions proposées par Bruno Latour dans son ouvrage Où atterrir ? :  de quoi est-ce que je dépends ? en quoi suis-je menacé ? contre quoi suis-je prêt à me battre ?

 

QUEL MANDAT POLITIQUE POUR LES LABOS D’INNOVATION PUBLIQUE ?

La journée s’est alors conclue sur un temps de travail consacré au mandat politique des labos. Y-a-t-il de l’auto-saisine ? Quand est-ce qu’on refuse un projet ? Est-ce qu’il y a un cadre au-delà des commandes ponctuelles ? Y-a-t-il un mandat qui nomme la question des injustices ?

  1. Montrer qu’il existe des trajectoires des labs. Ne pas être en capacité de s’auto-saisir et être une boîte de conseil interne limitée à l’administration même si on se donne quand même sa propre grille d’analyse des projets (liberté méthodologique) → des labs de missions plutôt que de projets, capacité à s’autosaisir (liberté de mission) → des labs à la gouvernance ouverte et démocratique en capacité de s’auto-saisir (liberté politique). On n’est sans doute pas assez créatifs sur le point de la gouvernance.
  2. Inscrire les labs au moins dans les grands principes de la fonction publique: continuité, égalité, mutabilité…
  3. Avoir l’argumentaire pour convaincre la hiérarchie que le lab ne pourra rien faire si la direction concernée n’est pas convaincue. Plus l’ambition est forte, plus le lab doit pouvoir intervenir sur l’organisation et la liberté de solliciter des acteurs. Les marges de manœuvre vont avec l’ampleur de la question.
  4. Proposer que le lab ait le mandat d’inspirer des controverses qui font avancer.
  5. Dans quelle mesure des citoyens pourraient solliciter un lab (et pas uniquement la direction ou les élu-es) ? Y-a-t-il un mandat démocratique au-delà du mandat institutionnel ?
  6. Dans certains labs, la critique du solutionnisme fait partie du mandat. La saisine d’agents qui ont entendu des signaux faibles même si elles ne sont pas concernées directement légitime le fait de pouvoir se saisir du sujet.
  7. Intégrer un temps pour négocier la question posée, pouvoir élargir le champ du questionnement, passer éventuellement d’objectifs de changement de type 1 à des objectifs de type 2.
  8. Dans les ingrédients du mandat d’un lab, il y a les convictions personnelles de ses membres, la commande d’agents pivots (au sens fort, ceux qui font tourner), un mandat politique et la souffrance remontée par des usagers.
  9. Installer un droit de refus quand les conditions ne sont pas réunies.
  10. Il faut des moyens pour l’auto-saisine qui vont au-delà de la déclaration d’intention.
  11. Quel compagnonnage et quels liens de sens avec les prestataires de la sphère d’innovation publique ?