Au cours de la session précédente des Labonautes, nous nous étions plongés dans des problématiques vécues par des laboratoires d’innovation publique. Depuis nous avons cherché à y répondre en mobilisant une série d’outils destinés à leur donner de nouvelles marges de manoeuvre et à identifier des solutions. Dans la première partie de cette 4e et nouvelle session, nous avons procédé collectivement à un premier retour d’expérience de ces outils. Les voici classés par familles d’usage -on peut compter 6 familles à ce stade- en fonction du problème qu’ils sont censés traiter. Les outils marqués (*) n’ont pas encore été testés dans le cadre des Labonautes, mais dans d’autres programmes (La Transfo en France, Transforming Cities from Within au Canada), et méritent d’être mentionnés.
1. Mieux positionner un laboratoire d’innovation publique : le “lab framework” (ou canevas) et le “portrait sensible”
Chaque laboratoire d’innovation publique est unique, et pourtant nombreux sont ceux qui peinent à décrire précisément les fondamentaux dans lesquels ils s’inscrivent. Comment représenter le positionnement d’un laboratoire à partir d’une dizaine d’entrées -depuis son organisation jusqu’à son offre de service, en passant par la composition de son équipe ou l’existence d’un lieu ?
Le canevas ou “lab framework” est un outil souvent utilisé dans ce but. Les auteurs du livret “Lab des Labs” en proposent une version facile d’utilisation. Nous l’avons testé à plusieurs reprises avec succès pour aider les animateurs de laboratoires d’innovation à se positionner, par exemple dans le cadre du programme CLIP de la DITP. Mais dans le cadre des Labonautes, nous avons également utilisé le canevas pour “débuger” des problèmes concrets vécus par les laboratoires, en utilisant chaque entrée pour identifier de nouvelles marges de manœuvre au problème posé.
Le canevas présenté dans la publication « Lab des Labs »
Nous avons également testé le “portrait sensible”. Jacky Foucher (GRRR) et l’équipe du TiLab ont produit une représentation sensible du TiLab sous la forme d’une bactérie et de son écosystème. Le résultat est intéressant et permet de sortir des représentations normées de l’innovation, à raconter l’histoire du TiLab de façon visuelle et unique. La production a pris 2 heures de travail avec le TiLab puis 3 jours de réalisation.
Les différentes étapes de production du portrait sensible
2. Mieux comprendre et analyser les jeux d’acteurs : le socioscope des acteurs
Les animateurs de laboratoires d’innovation publique cherchent à créer de l’adhésion en leur faveur. Mais ils oublient souvent de poser les jeux d’acteurs. Comment identifier les appuis tout comme les oppositions qui s’exercent sur le laboratoire d’innovation ?
Le sociogramme (ou socioscope) est un outil issu de la sociologie des organisations permettant de cartographier et d’analyser un système d’acteurs. Il consiste à identifier les acteurs présents et à les positionner sur une carte évolutive, et surtout à qualifier la relation existant entre ces acteurs (par exemple en vert pour favorable, rouge pour tendue, orange si entre les deux). L’outil est en cours de test avec un laboratoire d’innovation et nous en saurons plus dans quelques semaines. Mais nous faisons l’hypothèse que le sociogramme peut être une porte d’entrée vers une analyse stratégique, qu’il permet de prendre du recul, de sortir de biais d’attribution ou de psychologie naïve. Comme d’autres outils testés dans le cadre des Labonautes, c’est un processus qui correspond au développement d’un travail réflexif au sein du laboratoire, mais qui nécessite un accompagnement, un temps de sensibilisation, voire une mini-formation qui permette aux laboratoires de l’utiliser et d’en améliorer progressivement l’usage, par exemple dans le cadre du programme de formation CLIP.
Exemple type de sociogramme
3. Mieux prendre en compte les vies successives du labo : l’auto-diagnostic des trajectoires de laboratoires d’innovation publique
La stratégie d’un laboratoire d’innovation publique est appelée à évoluer régulièrement, au fil des aléas comme des opportunités nouvelles, et dans le sens d’une montée en maturité et en capacité à traiter des problèmes toujours plus complexes. Mais lorsqu’on a “le nez dans le guidon”, il n’est pas toujours facile de regarder vers le passé et de documenter cette évolution : à quelles dates sont apparues ces inflexions ? Comment qualifier ces changements d’orientations successifs ? Que nous disent-ils du chemin parcouru, mais aussi des futures orientations à prendre ? En quoi ce travail sur la trajectoire peut nourrir le récit du laboratoire ?
Pour répondre à ce besoin, nous avons conçu un “outil d’autodiagnostic des trajectoires des laboratoires d’innovation publique”. Un test est en préparation pour début juillet au sein d’un des laboratoires participant aux Labonautes, où il sera utilisé lors d’un atelier de cohésion d’équipe. Pour le labo, l’objectif est que l’équipe ne perde pas la mémoire des choses, et qu’elle ait mieux conscience de ses “vies successives”. Le processus est organisé autour de plusieurs étapes. L’une des premières consiste en une enquête : chaque participant est invité à retrouver des indices tangibles attestant selon lui des changements de trajectoires : un document, un email, une note (un exercice que le TiLab a déjà mené de son côté, et qui a été pour lui l’occasion de retrouver des documents fondateurs, constitutifs du laboratoire) et à retracer sa propre vision de la trajectoire du labo, puis de s’appuyer sur ces trajectoires individuelles pour dessiner la trajectoire du labo lui-même. Au passage, chacun est invité à distinguer ce qui l’a ressenti comme élément de stabilité, ou bien plutôt comme un élément transformateur depuis qu’il travaille au sein du laboratoire. Dans les phases suivantes, les participants sont invités à mettre en “scénettes” la vie du labo en petits groupes. L’un des produits de sortie est une frise chronologique, destiné à devenir un outil de présentation du laboratoire -par exemple dans l’esprit de celle réalisée par le MindLab danois. Toute cette expérience fera l’objet d’un retour d’expérience qui sera documenté dans le cadre des Labonautes.
Extrait du processus testé (il compte 6 étapes au total)
4. Expliciter le processus de transformation d’un laboratoire d’innovation publique : le “kit de théorie de transformation” (*)
Même si avancer en mode “caméléon” est souvent utile pour les laboratoires d’innovation, le risque existe -ne serait que pour l’équipe elle-même- de n’être pas suffisamment claire sur ses intentions ultimes ainsi que sur les pré-conditions que le laboratoire se donne pour les atteindre. C’est pourquoi certaines ONG, collectifs ou même agences publiques produisent et rendent publique leur “théorie de transformation” (ou théorie de changement), c’est à dire un texte qui explicite en quelques lignes la mission ultime de l’organisation, assortie de toutes les pré-conditions qui doivent permettre d’accomplir cette mission -c’est ce que nous venons de tenter de faire à la 27e Région. Pour Lindsay Cole, chercheuse et responsable du laboratoire d’innovation de Vancouver (Canada), établir une théorie de transformation est un exercice auquel devraient se soumettre tous les labos, qu’ils soient débutants ou confirmés.
Pour aider les animateurs de laboratoires d’innovation à y parvenir, Lindsay a conçu un kit de théorie de transformation organisé autour d’un schémas en pétales, assorti d’un mode d’emploi et d’un glossaire dont l’intérêt est de définir plus distinctement les différents types de positionnement du laboratoire -par exemple en matière de rapport au pouvoir, de paradigme de gouvernance ou encore de publics et de types de problèmes visés.Pour l’instant ce kit n’a pas été testé au sein des Labonautes -mais il le sera sans doute dans les prochaines semaines ?
Extrait du kit en pétales conçu par Lindsay Cole
5. Questionner la commande confiée au laboratoire d’innovation publique : le démarreur bienveillant (*), le visionneur, l’outil d’autodiagnostic, et le quizz.
Une part importante de l’activité d’un laboratoire d’innovation publique consiste à enquêter au plus près des pratiques réelles et à questionner la mise en œuvre d’un dispositif ou d’une politique publique au regard de ce réel. Ce travail d’enquête a le plus souvent pour terrain les publics destinataires et les agents publics concernés. Mais en s’intéressant principalement à l’aval des politiques publiques, le risque est que l’enquête néglige sa partie amont, pourtant déterminante : Qu’est-ce qui, à l’origine, a déterminé le choix d’une vision plutôt que d’une autre ? Est-ce qu’un débat contradictoire a permis d’effectuer cet arbitrage, et en quoi a t-il consisté ? Comment la décision a t-elle été arbitrée, par qui et pourquoi ? S’il ne dispose pas de données factuelles sur ces questions, le risque est que le laboratoire ne puisse questionner que partiellement une politique publique.
Est-ce que les laboratoires d’innovation publique pourraient questionner les politiques publiques plus en amont qu’aujourd’hui, et questionner le processus de décision d’une politique publique ? C’est cette question qui nous a donné envie de nous intéresser aux phénomènes de dépolitisation de l’action publique. Dans un entretien qu’elle a accordé aux Labonautes, la chercheuse Cécile Robert (Sciences Po Lyon) décrit le phénomène de dépolitisation comme “un ensemble de façons de faire et dire l’(in)action publique qui en contournent la mise en débat démocratique en tant que choix de société”. Pourquoi, s’interroge t-elle, les arbitrages sur lesquels se fondent l’action publique sont-ils si souvent occultés, et ainsi mis en retrait du débat démocratique ? Elle identifie des procédés rhétoriques (invoquer des motifs juridiques ou économiques, nier les effets différenciés d’une décision, ou encore faire porter par les individus des enjeux à dimension collective), des façons de faire (des élus mis à distance de la décision, des décisions prises en secret), et des contextes privilégiés (par exemple certains enjeux dont on préfère systématiquement éviter la mise en débat public)
Pour travailler sur ces enjeux, dès 2014 a été testé en Pays de la Loire un protocole appelé “démarreur bienveillant” (*), dans le cadre du programme La Transfo. Le démarreur bienveillant fait partie d’un processus plus vaste appelé “crash test des politiques publiques”. Voici le pitch du démarreur bienveillant proposé à l’époque : « Pour permettre aux élus de clarifier une idée avant de la soumettre à leur collègues ou d’en faire une commande pour les services, il faut pouvoir réinterroger la problématique de départ. Dans ce but, la fonction innovation propose aux élus qui le souhaitent d’organiser un temps d’échange assez court avec quelques agents (et éventuellement des ressources extérieures), dans un cadre de bienveillance réciproque. En créant cet espace neutre, les participants ont pour unique objectif que la commande politique soit précisée afin de lancer une dynamique initiale de projet plus efficace, autant dans sa finalité que dans sa mise en œuvre. ». Un premier retour d’expérience a été publié à l’occasion. Les laboratoires d’innovation d’autres collectivités se sont inspirés de ce protocole. Par exemple, le laboratoire d’innovation de la Région Occitanie a continué à l’appliquer et le faire évoluer par la suite.
Retex du démarreur bienveillant testé dès 2014 avec le vice-président chargé des politiques culturelles de la Région Pays de la Loire (extrait du portfolio du laboratoire d’innovation de Pays de la Loire)
Dans le cadre des Labonautes, nous mettons au point dérivé du démarreur bienveillant appelé “le visionneur”. Il est utilisable comme une grille d’évaluation des commandes confiées à un laboratoire d’innovation. Il est pensé pour être utilisé tel quel, ou bien ses questions peuvent venir compléter une séance du démarreur bienveillant.
Comme son nom l’indique, l’outil “Quel lab êtes-vous ?” ne porte pas sur les projets confiés au laboratoire, mais au laboratoire lui-même. Il a été imaginé dans le cadre des Labonautes pour aider l’équipe d’un laboratoire d’innovation publique à amorcer une réflexion sur les visions qu’ils portent et/ou qu’ils ambitionnent de porter à l’avenir. Il a été testé avec les équipes du laboratoire de la Préfecture et Région Bourgogne Franche Comté, et celles du laboratoire de la Préfecture Centre Val de Loire. Le test s’est déroulé à partir d’une grille d’entretien, sous la forme d’une conversation et une prise de note assurée par les équipes interviewées. D’après les premiers retours, l’outil permet une réflexion distanciée du point de vue des interviewés, mais aussi d’aboutir à des formes de recommandations pratiques. Certaines questions permettent de poser des balises pour mieux définir le périmètre de leur laboratoire, et invitent les interviewés à expliciter le sens des mots employés (par exemple : êtes-vous laboratoire ou incubateur ? êtes-vous un laboratoire de service ou de coopération ?). D’autres questions permettent d’expliciter les choix en termes de processus de décision, et réfléchir à la façon de faire évoluer de processus dont le laboratoire a hérité (par exemple : quel est votre modèle et comment entendez-vous le faire évoluer ?). D’autres questions ont une portée plus pratique, et il n’est pas toujours facile d’y répondre, d’autant plus quand le vocabulaire est confusant ou jargonneux. Une évolution possible serait d’introduire la possibilité de répondre d’une part au présent, d’autre part par un objectif à court ou moyen terme.
Liste de questions « Quel lab êtes-vous ? »
Un quizz “Etes-vous un lab libre ?” a également été imaginé comme une façon de questionner l’équipe du laboratoire d’innovation publique sur son niveau d’indépendance, qui conditionne sa capacité à questionner, voire re-négocier des commandes, ou encore s’auto-saisir de problématiques invisibles ou orphelines, etc. Ce quizz a également été soumis aux laboratoires d’innovation de Bourgogne Franche Comté et Centre Val de Loire, mais il leur a laissé un peu de temps pour mieux s’y pencher. Suite au prochain épisode…
Liste de questions « Quel lab êtes-vous ? »
6. Mieux évaluer la montée en compétence des collaborateurs des labos : un carnet de bord des trajectoires individuelles
Le carnet de bord des trajectoires individuelles a d’abord été conçu comme un moyen de mesurer la montée en compétence des participants au programme Les Labonautes. Rempli avant chaque session, il vise à faire un retour sur ce que chacun a retiré de la séquence précédente et a mis en place depuis. En fonction des résultats du test, cet outil pourrait ensuite devenir un outil pour les équipes d’autres laboratoires. Ses résultats pourraient également nourrir une réflexion sur l’enjeu des compétences des agents dans les laboratoires d’innovation, les enjeux de recrutements, de profils, de portefeuille de compétences au sein des équipes des laboratoires, etc.
Le Carnet de bord, un sondage en ligne
En conclusion : du bon usage des outils
Plusieurs débats ont traversé nos échanges : bien utiliser ces outils nécessite t-il une médiation, voire des formes d’expertises spécifiques ? S’adresse t-ils plutôt aux débutants ou bien aux acteurs confirmés ? N’existe t-il pas un risque de vouloir traiter tous les problèmes à partir d’outils ? Finalement, nous nous sommes plutôt accordés pour dire qu’ils sont plutôt là pour inspirer des pratiques vertueuses que pour plaquer des méthodes clés en main. Tous sont destinés à être personnalisés, combinés les uns aux autres, contextualisés en fonction des contextes et améliorés au fil du temps, utilisés collectivement pour servir de support de conversation, créer des conversations de meilleure qualité, générer de la convergence et de l’adhésion (plutôt que d’être utilisés tout seul devant son écran). L’une des propositions pourrait consister à classer ces outils par famille de besoin, par exemple des plus basiques au plus ambitieux, ou bien comme les étapes successives d’un processus d’innovation.